Renforcer la confiance entre les acteurs de la justice et les communautés au centre du Mali
« Dans notre commune, les gens ne vont plus au tribunal. Quand il y a des conflits, on fait appel aux chasseurs dozos pour les régler, ils sont très sollicités. Ils viennent sans chercher à comprendre (les problèmes) et ils ne connaissent même pas les procédures de gestion des conflits. Ils commettent beaucoup d'injustices car toutes les dénonciations ne sont pas toujours fondées ». -Jeune habitant de Niono
L'accès à la justice et la légitimité du secteur de la justice au Mali est une préoccupation des communautés depuis des décennies. Dans un pays où les mécanismes de justice formelle ont toujours fonctionné aux côtés des formes traditionnelles de justice, auxquelles les communautés ont fait davantage confiance, de nouveaux types d'acteurs proposent des alternatives aux mécanismes de justice formelle et traditionnelle.
L'affaiblissement de l'État, de sa couverture sécuritaire et de la fourniture des besoins sociaux de base est corrélé à l'émergence d'autres acteurs, enclins à mener leurs propres formes de justice et à défier l'autorité du système judiciaire formel. Ceux-ci contribuent à catalyser un cycle de violence et de vengeance, ainsi qu'une plus grande méfiance de la population envers les mécanismes formels de l'Etat.
Face à ces menaces, les Maliens ont besoin d'un soutien et d'un encadrement plus importants de la part du système judiciaire pour s'assurer que leurs droits sont respectés, pour contrer la montée des idéologies promues par les groupes armés, ainsi que pour garantir un traitement transparent et équitable. L'ampleur de ces défis appelle une réponse holistique qui dépasse le cadre strictement sécuritaire pour englober les aspects de gouvernance, de développement et de cohésion sociale qui sous-tendent le rapport des populations à la justice.
C'est dans ce contexte que l'Institut malien de recherche-action pour la paix (IMRAP), avec l'appui de son partenaire Interpeace, a réalisé un baromètre participatif pour mieux comprendre et analyser les perceptions des citoyens maliens sur les défis de l'accès à la justice, les causes de l'impunité et les solutions possibles pour y répondre de manière inclusive et durable.
Incompréhension, corruption et manque de ressources comme racines de la méfiance
Le baromètre participatif a recueilli les perceptions et les expériences de plus de 2000 personnes dans 6 cercles du centre du Mali : Mopti, Bandiagara, Djenne, San, Ségou et Niono. Les personnes interrogées comprenaient des membres de la communauté, des autorités traditionnelles et des acteurs de la justice, qui ont tous été représentés et impliqués dans la création des indicateurs, l'enquête et l'analyse des données.
Les résultats du baromètre ont montré qu'un obstacle majeur à l'accès de la population à la justice est causé par l'incompréhension et la méfiance à l'égard du système judiciaire. De nombreux participants ne connaissent pas les voies et les services auxquels ils ont accès. Ainsi, quatre personnes sur dix ont déclaré ne pas savoir où se trouve le tribunal le plus proche dans leur localité. En outre, l'utilisation du français comme langue principale dans les procédures de justice et les contextes juridiques, alors que près de la moitié des personnes interrogées ne sont pas allées à l'école ou ne comprennent pas bien la langue, a constitué un obstacle supplémentaire à l'accès à ces systèmes. Le manque de connaissance des règles et des procédures a également conduit à une incompréhension accrue, à la méfiance et même au rejet des décisions dans les systèmes de justice formels.
Dans une région fortement touchée par la pauvreté, les coûts des procédures judiciaires et les distances géographiques à parcourir dissuadent de nombreux citoyens d'engager des actions en justice. Les consultations ont montré que les coûts liés à une procédure, à l'assistance d'un avocat et d'huissiers, ainsi que les cautions exigées (en particulier dans les affaires civiles) rendent la justice financièrement inaccessible à une grande partie des communautés cibles. Ce constat génère de la frustration chez certains participants et alimente la perception d'une justice inégale et à deux vitesses.
Afin d'aider les justiciables à supporter les frais de procédure, l'Etat a adopté en 2001 une loi sur l'aide juridictionnelle pour faciliter l'accès des pauvres à la justice. Dans la pratique, cependant, les entretiens ont mis en évidence une application limitée de ces mesures, en raison du manque de ressources financières et de la difficulté à recruter des assistants juridiques capables d'apporter l'aide nécessaire aux personnes impliquées dans les procédures.
Par ailleurs, le baromètre montre également que les soupçons de corruption et d'ingérence remettent en cause la légitimité du système judiciaire formel. Plus de sept personnes interrogées sur dix déclarent que les riches et les pauvres ne sont pas traités de la même manière dans les procédures judiciaires et estiment que les personnes disposant de plus de ressources sont susceptibles d'obtenir des décisions plus favorables.
Les consultations ont également révélé l'insatisfaction d'une partie de la population face à la lenteur et à l'inachèvement des enquêtes judiciaires, qui favorisent l'impunité et découragent les gens de porter plainte. Près d'une personne sur deux interrogée par le baromètre déclare avoir peu ou pas confiance dans la résolution de ses problèmes par le système judiciaire formel.
Plusieurs magistrats ont également reconnu que des suspects échappent parfois à la justice parce que les procédures ne sont pas menées dans les délais prévus par la loi. Ils attribuent ce dysfonctionnement en grande partie au manque de moyens matériels et humains dont disposent les tribunaux et les services d'enquête.
« Nouveaux acteurs », instabilité et rôle des femmes et des autorités traditionnelles
Pour 60% des Maliens interrogés, l'insécurité est un facteur important de l'augmentation de l'impunité dans leur localité et trois personnes sur dix la citent comme le principal obstacle à l'application de la loi.
Pris pour cible par les groupes armés, de nombreux magistrats et personnels de justice se sont repliés à Mopti, Ségou et Bamako, laissant derrière eux des tribunaux au fonctionnement lent et des ressources insuffisantes pour répondre aux besoins et aux demandes de justice de la population. Dans une région où 72% des fonctionnaires interrogés ont déclaré craindre d'être agressés, kidnappés ou tués lors de leurs tournées quotidiennes, l'insécurité empêche également les unités d'investigation de se rendre sur le terrain pour enquêter sur les crimes.
Le retrait des fonctionnaires et des forces de défense et de sécurité visés par les violences a contribué ces dernières années à l'apparition de « nouveaux acteurs » de la sécurité et du règlement des conflits dans le Centre. Face au retrait progressif des services sociaux de base (sécurité, justice, éducation, santé, etc.) vers les capitales régionales, la population se tourne de plus en plus vers les autorités traditionnelles et les « nouveaux acteurs » tels que les chasseurs dozos, les groupes d'autodéfense armés et les groupes dits radicaux, selon les zones.
Face à la montée de l'insécurité et au nombre croissant de nouveaux acteurs, la recherche a également montré que les mécanismes traditionnels de règlement des conflits jouent un rôle clé en complément des systèmes de justice formels. Ceux-ci utilisent les coutumes, le dialogue et les textes religieux pour régler les conflits, apaiser les victimes et trouver des accords entre les différentes parties. Ils bénéficient d'une certaine confiance et légitimité auprès de leurs communautés, qui font appel à eux pour arbitrer les litiges et gérer les conflits familiaux, fonciers et de cohabitation. Sept personnes sur dix disent s'adresser d'abord au chef de village pour déposer une plainte ou obtenir des informations.
Les consultations ont révélé une forte demande de collaboration et de renforcement mutuel entre les tribunaux et les mécanismes traditionnels pour améliorer l'administration de la justice et lutter contre l'impunité. Les personnes interrogées reconnaissent les efforts existants mais expriment le besoin d'étendre et d'institutionnaliser une collaboration franche et structurée qui définit les compétences et les limites des deux systèmes. Cette meilleure complémentarité peut, selon eux, contribuer à désengorger les cours et tribunaux, et à une meilleure compréhension et reconnaissance du système formel par les autorités traditionnelles et la population.
Le baromètre a également mis en évidence les difficultés d'accès à la justice, notamment pour les femmes. Dans la région, les femmes ont généralement un niveau d'éducation, des moyens financiers et une autonomie plus faibles que les hommes en ce qui concerne les dépenses et les besoins liés aux procédures judiciaires. Il existe une forte pression socioculturelle pour normaliser certaines pratiques discriminatoires et violentes à l'encontre d’elles et pour les dissuader d'entamer ou de poursuivre des procédures judiciaires.
La peur d'être stigmatisées et rejetées par le conjoint ou la famille, le manque d'information sur les procédures, le manque d'argent, de soutien et de temps pour aller jusqu'au bout de l'action dissuadent donc de nombreuses femmes de recourir aux institutions pour se défendre et faire respecter leurs droits.
Renforcer davantage la confiance dans les systèmes judiciaires du Centre du Mali
Le processus de création et de recherche du baromètre participatif, qui a débuté en 2021, a déjà permis d'accroître la sensibilisation et de favoriser la confiance entre les communautés et les acteurs de la justice dans les 6 cercles.
Cependant, les obstacles mis en évidence par le baromètre appellent à de nouvelles actions afin de renforcer le système de justice dans la région. Les résultats de la recherche seront utilisés pour informer les interventions futures, l'engagement avec les acteurs de la justice formelle, ainsi que les autorités traditionnelles et les décideurs politiques dans la région.
« Le baromètre, à travers une évaluation de la perception de la population des régions de la ceinture moyenne sur les questions de justice, vise à établir une meilleure compréhension autour des défis, des réalités et des opportunités pour un système et un processus judiciaire amélioré », a déclaré Kadiatou Keita, représentante d'Interpeace au Mali. « Les recommandations issues de ce processus permettraient d'accroître la compréhension des systèmes judiciaires par la population, et de renforcer davantage les cadres de dialogue entre la population, les autorités traditionnelles et les acteurs judiciaires pour finalement combattre l'impunité et restaurer la confiance entre les différents acteurs. Cette confiance est cruciale pour restaurer une paix durable. »
Interpeace et l’IMRAP tiennent à remercier le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, l'Entité des Nations Unies pour l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes (ONU Femmes) et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), avec l’assistance financière du Fonds pour la consolidation de la paix du secrétaire général des Nations Unies (PBF), pour leur soutien indéfectible à cette initiative.
Accédez à tous les résultats du baromètre participatif ici : https://mali.elva.org/
Lire le rapport sur les principales conclusions et recommandations :